Chère lectrice, cher lecteur,

Fin septembre un magazine d’actualité hebdomadaire français titrait : Arrêtez de manipuler l’histoire ! La marine n’échappe pas à ces phénomènes médiatiques, historiques ou techniques.

Dans l’Antiquité, un fils de Poséidon du nom de Procuste, brigand de son état, étendait ses victimes à tour de rôle sur un lit de fer et coupait leurs jambes si celles-ci dépassaient du lit ou les écartelaient pour leur faire atteindre le bord de cette couche maléfique et tout cela par souci d’égalité. Le rôle du mensonge, de l’omission volontaire, de la manipulation en politique et en histoire, semble avoir une entière analogie avec l’épopée de Procuste et son lit symbolique et proverbial. Le manipulateur embusqué dans l’actualité ne choisit pas ses victimes comme Procuste, mais il prend ce qui lui tombe sous la main pour affirmer ses théories et embrigader ses lecteurs, ses auditeurs, ses spectateurs dans son délire politique ou historique qui peut éventuellement lui rapporter gros. C’est le meilleur chemin vers l’arbitraire. C’est Bacon qui disait : « Ce n’est pas le mensonge qui passe par l’esprit qui fait le mal, c’est celui qui y entre et qui s’y fixe. » Valéry rajoutait dans ses Études morales et politiques : « L’erreur qui précède la vérité n’en est que l’ignorance, l’erreur qui la suit en est la haine. »

Je ne suis pas historien, mais la marine, j’entends par ce terme tout le monde maritime, est souvent expliquée par des gens qui n’en ont aucune connaissance. Rappelez-vous l’histoire de l’illustre navigateur Christophe Colomb écrite par des érudits protestants : de là, et sans parti pris, il faut reconnaître que la figure de cet explorateur maritime fut voilée, même obscurcie, pendant près de trois siècles après sa mort. Il n’est pas inutile de se demander pourquoi la vie du héros, « découvreur » du Nouveau Monde, se limitait à une aventure pour enfant où l’œuf avait une grande place. La première histoire écrite au sujet de Colomb fut destinée à l’amusement de la jeunesse en Allemagne. Un certain Robertson alla jusqu’à dire : « Si la sagacité de Colomb ne nous avait fait connaître l’Amérique, quelques années plus tard un heureux hasard nous y aurait conduits. » Pas mal le parti pris ! Même si aujourd’hui, la découverte de Colomb si réelle est controversée par les historiens, sa première biographie avait propagé quelques erreurs pour arranger l’histoire à la manière de …

Ne vous y trompez pas, je ne parle que de sa biographie et non des journaux de bord relatant ses voyages qui ont été déposés aux Archives de la Couronne espagnole et qui disparurent mystérieusement. En fait on ne connaît que le résumé fait par le fils d’un compagnon de l’amiral : Bartolomeo de Las Cas, et plus tard par le deuxième fils du navigateur : Fernando.

Pour cette causerie, j’ai cherché une manipulation issue de notre histoire maritime.

Le Vengeur : le mythe maritime de la République !

Une des plus belles manipulations politiques de l’histoire maritime fut celle du vaisseau Le Vengeur. La guerre de Sept Ans (1755-1763) fut catastrophique pour la Marine royale française. Le duc de Choiseul, secrétaire d’État à la Marine lança ce qu’on appellerait aujourd’hui un vaste politique de contributions publiques pour construire des navires neufs. La mobilisation fut grande et la ville de Marseille s’engagea à financer un bâtiment de mer qui porterait le nom de « le Marseillois ». Il fut lancé le 16 juillet 1766. L’équipage était composé de 740 hommes environ. Il était armé de 74 canons. Ce navire participa à la Guerre d’Amériques entre 1778 et 1783 intégré dans l’escadre du vice-amiral d’Estaing. Au début de l’année 1794, le Marseillois de retour d’un deuxième voyage aux Amériques changea son pavillon blanc pour le tricolore et devint le Vengeur-du-Peuple. Dans la « langue jacobine » le vengeur-du-peuple était le bourreau. D’autres navires portaient les noms de Marat,  Jemmapes, et la Montagne : les révolutionnaires étaient pressés d’attribuer des noms issus de la Révolution ils entendaient bien profiter d’une victoire d’un des navires pour ajouter une parcelle de gloire aux « héros » de la Révolution !

Le 10 juin 1839, un journal connu pour ses opinions républicaines, le National, se fit l’écho de la tradition qui, depuis la première Révolution, prouvait que l’équipage du Marseillois devenu le Vengeur du peuple avait crié : « Vive la Patrie, vive la République » en chantant la Marseillaise lors de son naufrage pendant les combats du 13 prairial an II (le 1er juin 1794). Tout l’équipage avait sombré avec le navire, il n’y eut aucun survivant. Cette défaite militaire devint une victoire morale à la gloire de la République.

Un écrivain anglais, Thomas Carlyle, répondit au National par un article publié dans le Fraser’s magazine. L’auteur qualifiait l’argumentation du journal français de « farce, de blague, imaginée par un certain Barère ». Cette réponse fit un bruit immense en France et même La Revue Britannique s’en offusqua et répliqua par quelques pages intitulées l’immortel suicide du Vengeur.

Carlyle s’était appuyé de lettres écrites par le contre-amiral Griffits au service de l’Angleterre et témoin du drame. Même si la conviction de la mort héroïque de tous les marins du Vengeur était fortement ancrée chez le peuple de France, un document français confirmait en presque toutes ses parties le récit de l’amiral anglais. Ce document n’est autre qu’un rapport rédigé par le capitaine de vaisseau Renaudin, commandant du Vengeur, et huit officiers :

« Aujourd’hui, le 1er messidor de l’an II (19 juin 1794) de la République française une et indivisible, nous soussigné, capitaine, officiers, sous-chef civil et autres personnes de l’équipage du vaisseau le Vengeur, coulé bas le 13 prairial dernier, nous trouvant prisonniers de guerre au cautionnement de Tavistock, en Angleterre, assemblés pour rédiger le récit des événements qui ont entraîné la perte dudit vaisseau le Vengeur, faisant partie de l’escadre du contre-amiral Villaret, y avons procédé ainsi que suit :

– Nous trouvant le 9 dudit mois prairial par la latitude de 47° 24’ nord et par la longitude de 17° 28’ méridien de Paris, les vents de la partie du sud, l’armée naviguant sur trois colonnes, à 8 heures du matin, les frégates françaises à la découverte signalèrent l’armée ennemie, composée de trente-six voiles, vingt-six vaisseaux de ligne, dont sept à trois ponts, un de cinquante servant d’hôpital, quatre frégates, trois corvettes et deux brûlots : le tout anglais. »

Après quelques jours et de nombreuses manœuvres le Vengeur du Peuple se retrouve croché par l’ancre du vaisseau ennemi HMS Brunswick qui lui envoie toute une bordée de boulets. Au bout de deux heures, la verge de l’ancre cassa, le Vengeur commença à dériver. Rejoints par le français l’Achille et l’HMS Rattler. Malheureusement, le Vengeur, la coque percée, va rapidement sombrer. La bataille se termine par la perte de sept vaisseaux français (un coulé et six capturés) auxquels on se doit de rajouter cinq mille morts et blessés du côté français contre environ mille cent quarante-huit chez les Anglais. Notre flotte perd quatre mille hommes qui partent vers les geôles anglaises. »

Le rapport se termine : « Plusieurs vaisseaux anglais ayant mis leurs canots à la mer, les pompes et les rames furent bientôt abandonnées. Ces embarcations, arrivées le long du bord reçurent tous ceux qui les premiers purent s’y jeter. À peine étaient-ils débordés que le plus affreux spectacle s’offrit à nos regards : ceux de nos camarades qui étaient restés sur le Vengeur, les mains levées au ciel, imploraient, en poussant des cris lamentables, des secours qu’ils ne pouvaient plus espérer ; bientôt disparurent et le vaisseau, et les malheureuses victimes qu’il contenait. Au milieu de l’horreur que nous inspirait à tous ce tableau déchirant, nous ne pûmes nous défendre d’un sentiment d’admiration et de douleur. Nous entendions, en nous éloignant, quelques-uns de nos camarades former encore des vœux pour leur patrie ; les derniers cris de ces infortunés furent ceux de : Vive la République ! Ils moururent en les prononçant. Plusieurs hommes revinrent sur l’eau, les uns sur des planches, d’autres sur des mâts et autres débris du vaisseau. Ils furent sauvés par un cutter, une chaloupe et quelques canots et conduits à bord des vaisseaux anglais. »

Il s’avéra que 267 personnes furent sauvées sur un équipage de 723 hommes.

Le commandant Renaudin termine le rapport : « en foi de quoi nous avons dressé le présent procès-verbal pour valoir et servir ce que de raison. » Il rajouta de sa main « Pour copie conforme à l’original. »

L’avocat méridional Bertrand Barère ou Barrère, député des Hautes-Pyrénées, dont les discours lui valaient un prodigieux succès (entre autres, la mort de Joseph Bara, le petit tambour qui n’a pas succombé au combat comme la République révolutionnaire l’affirmera, mais la légende fera son chemin)*1, s’empara de la tragédie du Vengeur.

« Ne fais donc pas tant mousser les victoires, n’as-tu jamais craint les armées ? » raille Saint-Just en s’adressant à Barère. Même Robespierre en rajouta : « On nous parle beaucoup de nos victoires avec une légèreté académique qui ferait croire qu’il n’en coûte à nos héros ni sang ni travaux. Racontées avec moins de pompe, elles paraîtraient plus grandes. Ce n’est pas avec des phrases de rhéteur ni même par des exploits guerriers que nous ne subjuguerons l’Europe, mais par la sagesse de nos mœurs, par la grandeur de nos caractères… Surveillez la victoire ! »

Il en perdit la tête !

Barère s’enflamma à la tribune :

–  Un instant ils (les membres de l’équipage) ont dû délibérer sur leur sort. Mais nos citoyens, nos frères ne délibèrent plus : ils voient l’Anglais et la patrie ; ils aimeront mieux s’engloutir que de se déshonorer par une capitulation ; leurs derniers vœux furent pour la liberté et la République ; ils disparaissent ! »

Notre rapporteur du Comité de salut public délire, de plus c’est de l’équipage tout entier du Vengeur que la sculpture, la poésie et la peinture doivent prononcer l’oraison funèbre ; Barère dit en effet : « Une sorte de philosophie guerrière avait saisi tout l’équipage… Tous montent ou sont portés sur le pont. Tous les pavillons, toutes les flammes*2 sont arborés ; les cris : « Vive la République ! vive la liberté et vive la France ! » se font entendre de tous côtés ; c’est le spectacle touchant animé d’une fête civique plutôt que le moment du terrible du naufrage. »

C’est l’historien archiviste Auguste Jal, dont l’œuvre est en partie maritime, qui écrit dans son Dictionnaire critique de biographie et d’histoire : « Lorsque le Vengeur coula bas, l’action avait cessé depuis longtemps : la flotte française prenait chasse, et le capitaine Renaudin et son fils étaient depuis plus d’une demi-heure, prisonniers à bord du vaisseau S.M.B. Culloden, sur lequel j’étais quatrième lieutenant. » et celui qui écrit cela est devenu l’amiral M. Griffith. Jal rajoute : « Non, l’équipage tout entier du Vengeur n’a pas refusé une capitulation qui ne pouvait qu’être honorable après un combat magnifique ; une belle capitulation ne déshonore pas… Voilà qui est vrai, voilà qui est croyable. »

« La vérité s’était fait jour bien vite, l’amirauté de Brest avait averti Paris, et nul ne se sentit prêt à rétablir l’histoire dans ses véritables proportions, c’était encore trop beau, sans doute. On se tut, et la tradition se perpétua, et tout ce que je viens de dire ne pourra peut-être rien contre elle. » écrit A. Jal.

Marie-Joseph Chénier, pour la fête du 10 août 1794, rédige les vers suivants :

Lève-toi, sors des mers profondes,

Cadavre fumant du Vengeur.

Toi qui vit le Français vainqueur

Des Anglais, des feux et des ondes !

Lamartine chante dans une de ces pages lyriques que le capitaine Renaudin, est coupé en deux par un boulet, et dans son histoire des Girondins on peut lire « ainsi la République triomphait ou s’illustrait partout.” Léopold Morice, sculpteur né à Nîmes a réalisé un haut-relief toujours visible sur la statue de la République à Paris ; Ernest Henri Dubois un autre sculpteur crée Le Vengeur (1908), un marbre visible au Panthéon commémorant la bataille du 13 prairial an II.

La Convention avait besoin de symbole et avait décidé qu’un modèle du Vengeur serait sculpté et pendu à la voûte du Panthéon

Au commencement de l’année 1830, huit marins de Vengeur du peuple vivaient encore. Ils furent décorés de la Légion d’honneur par le président de la République Louis Napoléon.

En 1870, Jules Verne qui rédige son Vingt mille lieues sous les mers, fait dire au capitaine Nemo : « (…) ce navire, après un combat héroïque, démâté de ses trois mâts, l’eau dans les soutes, le tiers de son équipage hors de combat, aima mieux s’engloutir avec ses trois cent cinquante-six marins que de se rendre, et clouant son pavillon à sa poupe, il disparut sous les flots au cri de : Vive la République ! » Fermer le ban littéraire !

Thiers écrivit : « Le vaisseau le Vengeur, démâté, à moitié détruit, et prêt à couler, refusa d’amener son pavillon, au risque de s’abîmer dans les flots ». Quand on sait que sa carrière politique commença le 8 août 1871 et se termina le 3 septembre 1877, le mythe du Vengeur était encore fort présent.

Je laisse la conclusion à l’humoriste Anne Roumanoff  – on ne nous dit pas tout !

René Moniot Beaumont. Littérateur de la mer. Novembre 2017

*1 Selon l’historien Jean-Clément Martin, c’est le général Desmares qui est à l’origine de cette mythologie républicaine. Mettant l’accent sur la mort de l’enfant, transformé en héros et en martyr républicain, Desmares cherche à faire oublier la médiocrité de son commandement, ce qui ne l’empêche pas de finir sur l’échafaud9. Quelle qu’ait été l’activité de Bara, il ne succombe pas au combat. Selon Desmarres lui-même, Bara qui « conduisait deux chevaux », aurait été « entouré » par des Vendéens et serait mort dans cette circonstance. Protégea-t-il les chevaux appartenant à l’armée contre des voleurs de chevaux qui le poignardèrent, ou venait-il de s’en emparer, comme l’affirme la tradition blanche qui le voit comme « un petit maraudeur ».

*2 La flamme de guerre est un pavillon de forme allongée, hissée en permanence en tête du mât le plus haut …

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